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5𓍼Retour au sol

 


 

L’environnement invisible
 

 


« Nous nous berçons trop facilement de l’illusion que les relations que le sujet d’un autre milieu entretient avec les choses de son milieu se déroulent seulement dans le même espace et le même temps que les relations qui nous lient aux choses de notre milieu d’humains. Cette illusion est nourrie par la croyance en l’existence d’un monde unique dans lequel sont imbriquer tous les êtres vivants. Il en découle la conviction générale et durable qu’il doit n’y avoir qu’un seul espace et un seul temps pour tous les êtres vivants ».

P.49 Jakob von Uexküll, « Milieu animal et milieu humain ».
 


         Après avoir examiné les lunettes en tant qu'élément susceptible d'influencer la perception personnelle de l'environnement, je me suis interrogé sur la perception d'autres êtres vivants. Mon objectif était d'explorer si notre manière de voir directement le monde pouvait être réévaluée, et par extension, nos actions qui en découlent.  Au fil de lectures intuitives, je retrouvais plusieurs fois la mention d’« Umwelt », qui allait m’aiguiller vers des réponses. Le concept d’« Umwelt », traduit en français par « monde alentour » ou « monde propre » à été définit par Jakob von Uexküll (1864-1944), chercheur et biologiste allemand, comme l’intuition fondamentale selon laquelle chaque animal est en relation avec son environnement. Cette relation passerait par l’intermédiaire des sens physiologiques de l’espèce en question. Chaque « être » habiterait son monde de façon de façon très subjective. Uexküll considère cela comme une subjectivité d’espèce. Dans son livre « Milieu animal et milieu humain » (1934), il nous promène dans l’Umwelt inconnu de différentes espèces, en commençant par la tique. Selon Uexküll, des signes perceptifs de l’espèce provoque l’impulsion de l’organe actanciel. Ainsi la tique, reste accrochée en haut d’un branche dans une clairière en attendant que ses organes perceptifs soit réveillés par le passage d’une proie au sang chaud. Lorsque cela arrive, ses organes actanciels lui permettront de se laisser tomber, au hasard, afin d’atteindre ledit sujet-proie. La tique peut rester ainsi en vie dix-huit ans sans manger, à attendre ce moment d’action qui soulagera son aspiration. Signes perceptifs et signes actanciels sont donc activés par une forme de survie de l’espèce, qui exclue en partie la richesse qui compose l’environnement du sujet. En outre, l’espace-temps de la tique est vraisemblablement très éloigné de celui de l’humain, plutôt composé d’instants se succédants.


« Le sujet domine le temps de son milieu » (p.45) nous dit Uexküll, et par conséquent ce que l’on attends ne nous fait pas voir ce qui est autour de nous. Certains vivants seront indifférents à certains éléments indispensables pour d’autres. De ce fait, nous ne voyons peut-être pas la richesse de l’entourage. Les milieux qui nous paraîtront insignifiants ou hostiles (marais, abysses, grottes…) seront le paradis d’autres vivants.


Ces lectures commencèrent à me plonger dans un imaginaire de vie symbiotique. D’instinct, les espaces dits liminaux, marginaux ou subalternes, me paraissaient, dans leur adversité, comporter l’éclat d’une autonomie spatiale à l’être humain. De même que toutes les choses qui nous sont invisibles et intangibles.


La vision joue-t-elle un rôle dans la domestication et la séparation des sujets composants un même environnement ? En traversant « Le visible et l’invisible » (1964) de Maurice Merleau-Ponty, je relevais des éléments qui me paraissaient complémentaire à l’Umwelt. Les écrits du philosophe représentent un vaste champ réflectif dont je ne revendiquerais pas l’étude et la compréhension complète. Cependant, certains mots en particulier attirèrent mon attention comme « miasme », ou « chair du visible » ou «réversibilité ».


« Il faut nous habituer à penser que tout visible est taillé dans le tangible, tout être tacite promis en quelque manière à la visibilité, et qu’il y a empiétement, enjambement, non seulement entre le touché et touchant, mais aussi entre le tangible et le visible qui est incrusté en lui, comme, inversement, lui-même n’est pas un néant de visibilité, n’est pas sans existence visuelle. Puisque le même corps voit et touche, visible et tangible appartiennent au même monde. (…) les deux parties sont parties totales et pourtant ne sont pas superposables. (…) La vision est palpation par le regard ». p.175.


La définition même des objets ne semble pas être centrale. L’intérêt me semble plutôt relever du statut d’une chose qualifiée « voyante » et d’une chose qualifiée « vue », en interrogeant la perception visuelle. Ainsi, une chose voyante est aussi une chose vue.


Une fois, j’ai relevé une conversation intrigante de la butte. Des sujets contemplaient l’horizon clair, se réjouissaient du ciel céruléen, dégagé de toute pollution. Peut-être avaient-ils empruntés la voie express du périphérique par atteindre au plus vite, cette apogée météorologique. Les PM10, particules en suspension de moins de 10 micromètres, provoquées par ce même traffic circulaire continu, ne pouvaient certainement pas traverser leurs esprits illusionnés par cette perception horizontale admirable. Nonobstant la frontière des corps, elles pouvaient traverser leurs organes pour se lover dans leurs poumons, ce qui provoquerait par la suite d’éventuels problèmes respiratoires ou maladies cardiovasculaires.

Aussitôt après cette écoute, je vérifiais le site internet en OpenData www.geodair.fr pour constater une potentielle contradiction de réalité visuelle. Une particule PM10 avait bipée le même jour, via un capteur disposé à quelques centaines de mètres.  Je donnais un coup d’oeil par la même occasion, à la caméra camouflée discrètement avec ses consoeurs à trois mètres de hauteur du lampadaire surplombant nos têtes. L’oeil qui voit au travers des caméras dissimulées cherchais sûrement des informations dont nous n’avions pas conscience. Lui-même observé par un supérieur qui devait pareillement retransmettre une vision très loin d’une quelconque divulgation. L’espace qui distingue toutes ces choses est cependant changeant si le regard du sujet se détourne du cadre habituel.


Dans les écrits de Merleau-Ponty, les sujets composants un même environnement semblent enlacées et non séparés. Comme un tissu invisible qui serait l’entrelacs des choses. La notion de frontière serait donc aussi à re-interroger. 

Dans cette compréhension, la vision humaine installerait la distinction, inconsciente, des sujets via une distance visuelle qui met en place des plans et des perspectives. Alors qu’en sortant de ce contexte, il s’agit de deux sujets, ayant leur propre organes perceptifs (ex : un humain et une plante), dans un même environnement, il n’y a donc pas de domination de l’objet touché ou touchant. On pourrait considérer que la vision dissocie le réel. Ce « détachement » créé par la vision n’aurait pas lieu d’être dans la considération de l’interdépendance des vivants. J’interprète subjectivement la vision comme un élément séparateur du monde. Pour approfondir l’oeuvre de Merleau-Ponty, je trouvais un article de Michel de Certeau (« La folie de la vision », 1982), qui complémentera mes questionnements : « L’énorme prolifération des savoirs semble destinée à combler l’insurmontable distance qui, dès la perception, sépare de ce qu’il cherche le sujet voyant. ». L’inlassable besoin de « savoir » saisirait les êtres dès l’acte de perception, subordonnant le rapport entrelacés des choses.


D’accord, très bien, merci Jakob von Uexküll, Maurice Merleau-Ponty et Michel de Certeau, mais où en venir en tant que plasticienne ? Concrètement, la recherche qui me semblerait être un aboutissement personnel serait de rendre possible, ne serait-ce qu’un temps infiniment petit ou grand, le retournement de cette relation visuelle, dans le but d’une possible réversibilité des choses. Pourquoi ? Pour la sensation personnelle que cette notion de réversiblité, qu’elle soit présente dans l’oeuvre de Merleau-Ponty ou dans des ambitions architecturales plus récentes, serait une réponse potentielle à des problématiques environnementales ou comportementales.

Michel de Certeau ajoute dans son article que « Si la perception est une structure, elle relève aussi d’une histoire; elle peut être bouleversée par de silencieuses révolutions ».

Ce que j’interprète comme la possibilité de mettre en place de nouvelles propositions visuelles favorisant la réversibilité. Tout ce qui compose habituellement une intérêt restreint, minoritaire, invisible, secondaire, insignifiant peut, avec cette pensée réversible, être détourné d’une condition propre ou d’un destin subalterne. Cette dimension porte selon moi, le « pouvoir » simple et merveilleux de changer le cours des choses.

La recherche de Cristina en est une simple facette. La composition de l’engobe réversible comprends l’intérêt pour l’invisible, l’immatériel, les angles-morts, les non-lieux, les zones blanches, les ondes électromagnétiques, les microparticules atmosphériques, les systèmes camouflés, les toits, les sous-sols, les caves, les catacombes, les sources, l’eau qui sort de nos robinets, les évacuations, les antennes, l’électricité de nos lampes, les ruines, les plantes qui poussent dans les interstices, les taches, les noeuds, la fragilité, les organes qui font fonctionner les corps, les jobs alimentaires, les Odradeks, les couleurs dépassées, les candidatures non-retenues, les projets architecturaux passés à la trappe, les artistes qui n’ont jamais décollés, les perdants, les vidéos youtube à 10 vues, les appels manqués, les bruits dont nous ne connaissons pas l’origine, les murs qui jaunissent, les cheveux qui poussent, la provenance des aliments consommés, les personnes face à nous dans le métro, et d’autres regards égarés ayants basculés dans les rôles secondaire des scénarios.


La réversibilité construit une atmosphère métamorphe, modulable, perméable, souple, re-utilisable, circulaire, qui n’inscrit pas la condition définitive, fataliste et immuable. Elle créée en quelque sorte ce que j’aime appeler une “spatialité alternative”. Succédant à la réalité virtuelle (casque VR), à la réalité augmentée (scan smartphone), ou à la réalité alternative (notion plus récente pour désigner l’ensemble des technologies de modifications de perception de la réalité, porteuses de messages, qu’elles soient diminutives ou révélatrices). De cette appellation, j’ai remplacé « réalité » par «spatialité » pour signifier le développement physique du corps dans un espace alternatif.
 

Fini le tour du pâté de maison, revenons au domicile fixe. J’ai l’intuition d’avoir assez creusé cette déambulation théorique physique et mentale.


Aucune synchronicité ne semble évidente dans la recherche de Cristina. J’ai stalké, j’ai cherché un lien avec la rue Bachelet, et plus largement avec Paris, avec la France. Inconsciemment, je n’approfondie peut-être pas assez certains profils. Comme cette Cristina Tolentino qui semble la plus plausible : Responsable des Ressources Humaines de Cuma, coopérative de matériel agricole. Je privilégie des profils géographiquement incohérents, faisant voyager mon imaginaire vers des projections subconsciemment intéressées comme : Docteur Cristina Tolentino : la voie médicale que je n’ai pas choisie. Ou Christina Tolentino Enseignante-Chercheuse au Brésil : le rêve d’une destinée universitaire lointaine. Je commence à envisager la quête à la démission. Une fin qui sera coupée par le budget, par les temps d’écriture définis, par le planning serré à respecter. Je commence à voir venir un Cliffhanger dont la production ne donnera jamais suite.
 

Épilogue


          Février blanc hivernal, je rentre chez moi avec la hâte quotidienne d’ouvrir ma boîte aux lettres, dans l’espoir de lire quelques lignes de l’échange poly-épistolaire unilatéral que j’entretiens depuis quatre mois avec plusieurs entités immobilières à la fois. Elles se nomment Century 21, ImmoCustine, COTE18, RameyImmobilier, et j’ai l’assurance que chaque jours importants de l’année, peu importe quelle nouvelle crise traversera notre actualité, elle seront là et n’oublieront jamais - jamais, de me souhaiter de “Meilleurs voeux” ou une “Heureuse Saint-Valentin”. Et peut-être même - avec un futur partenariat Insee des données récemment collectés sur la population du18ème - un “Très joyeux anniversaire”, suivi d’une invitation à déguster un café dans leur hospice à 24°. Ce sont des relations stables, basées sur la confiance de la durabilité et du respect relationnel.


Le geste d’ouverture de la boîte enclenche un suspense devenu presque rituel. Je souris, deux entités semblent avoir pensé à moi. Mon coeur se réchauffe. Puis se glace. Suivi d’une cristallisation. Je remarque une lettre d’une blancheur approchant celles des factures EDF ou de l’URSAFF Limousin. À moins que cela ne soit pire : CAF de Paris. Mes souvenirs d’erreurs déclaratives suivies de dettes à quatre chiffres me montent à la gorge. Je sens mon faciès avoisiner la même couleur que cette enveloppe à l’idée d’un nouveau racket financier. Il faut ouvrir la blanche au plus vite.


Sauvée ! Il s’agit d’une proposition à deux minutes du domicile fixe, pour une séance d’essai gratuite… d’électrostimulation. Je parcours le programme en même temps qu’un dégivrage thoracique. Grâce à leur technologie allemande Symbiont d’impulsions électriques en ciblage de zone, ils affirment pouvoir atteindre des objectifs en seulement vingt minutes, avec des résultats “visibles”.

C’était signé “BodyHit”, ce bocal insignifiant, cette boite de conserve aseptisée, ce rade en rez-de-chaussée d’un boulevard bruyant. Et ils auraient réussi à me devancer de si peu avec une technologie venue d’Allemagne qui rend des résultats “visibles” ?

De surcroît, ils mettent à disposition une de leur armoire-à-glace humaine. J’avais de sérieux doutes. Mon coeur ré-enclenche une hypothermie. Auraient-ils pu avoir accès à mes recherches par infiltration ondulaires ? Impossible, je ne dispose pas de Wifi chez moi et j’active le mode “avion” de Smartbonne à chaque passages importants.

Je me senti partir face à cette nouvelle. Je relus l’annonce une fois et entrepris une recherche Contact sur leur site internet. Smartbonne afficha un appel en cours intitulé “Syncope”. Les doutes étaient confirmés, quelque chose s’était tramé à mon égard.


Sur la page des “Politiques de Confidentialité” ils mentionnaient le nom d’un certain

Cris Tolentino.

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« Bravo. Vous avez fini l'ensemble de la lecture. Vous pouvez retourner sur la carte pour finir d'explorer les références visuelles du quartier et découvrir que je suis réellement. Rejoignez-moi au square de la Turlure, sur un des espaces verts publiques... »

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